A LA CROISEE DES CHEMINS 

Face à la crise environnementale globale, l'impératif d'un sursaut collectif

La France est de plus en plus concernée par la crise écologique et climatique. Compte tenu de l’ampleur du problème et de son accélération, une mobilisation de masse est incontournable, faute de quoi la société française s’expose à subir la double peine des inadaptations à cette crise et des violences qui en résulteront. Nous, chrétiens membres de divers mouvements, lançons un appel à tous les responsables et plus généralement à tous les citoyens pour entrer enfin dans l’ère de la conversion écologique.
Forêt de Paimpont 2022
Restes brûlés dans le massif de Paimpont à l'été 2022

Une situation d’urgence absolue

Le dérèglement climatique est aujourd’hui un fait que plus personne ne peut récuser. En écho à l’été 2022 de canicule, sécheresse et mégafeux, nous venons de vivre au cours de l’été 2023 des vagues de chaleur à répétitions sur un laps de temps inhabituel et nombre de records de température ont été battus. Le déficit en eau était de son côté inégalé sur la majeure partie du territoire hexagonal. L’été 2023 a été le plus chaud jamais mesuré dans le monde, selon l’observatoire européen Copernicus. Ces phénomènes ne sont donc en rien spécifiques à notre pays et d’autres peuples du nord comme du sud subissent de manière encore bien plus violente le dérèglement des événements naturels dont la communauté scientifique peut aujourd’hui affirmer avec certitude qu’il est provoqué et accentué par les activités humaines : incendies sur des millions d’hectares, pluies diluviennes, pénuries d’eau et calamités agricoles diverses…

De plus, le changement climatique en cours présente un risque d’emballement susceptible de menacer la survie de millions d’êtres humains dès lors contraints à de gigantesques vagues migratoires – certaines étant déjà amorcées, devant le spectre de la faim, des inondations et ouragans, de la montée des océans, ou de conditions conjuguant mortellement températures extrêmes et humidité excessive.

Parallèlement, la crise d’extinction de la biodiversité, considérée comme la 6ème extinction massive de toute l’histoire de la terre, impacte déjà de multiples écosystèmes à travers le monde, tant terrestres que marins. Le changement climatique menace déjà la pérennité même des forêts sur plus de la moitié du territoire français. Les milieux naturels les plus riches de notre planète (récifs coralliens et forêts tropicales) sont à court terme en risque d’effondrement. Des milliers d’espèces, actuellement ou potentiellement utiles à l’homme, pollinisateurs, producteurs de bois précieux, régulateurs des espèces proliférantes, espèces riches en principes médicinaux ou variétés anciennes dotées de gênes de résistance, pourront disparaître, et avant même parfois d’être identifiées. Les populations de certains parasites (comme le moustique tigre) se disséminent à la faveur des changement thermiques. La pandémie de la Covid 19 a mis en lumière les risques de zoonoses liées à l’exploitation destructrice des refuges naturels.

Tous ces processus sont reconnus, ils sont certains, et ils concernent des superficies croissantes sur notre terre.

Diversité des engagements

Face à cette situation, un regard attentif nous montre une croissance de l’inquiétude, de la colère et de l’agressivité par exemple sur les réseaux sociaux. D’autres personnes – ou bien des algorithmes programmés par des intérêts privés menacés – en réaction contre l’alarmisme, font passer des messages critiques voire intolérants qui reviennent à brouiller les débats malgré l’urgence.

En France, d’un côté les mobilisations récentes, qu’il s’agisse de Sainte Soline, de l’A69, ou de multiples contestations locales sur le territoire, montrent qu’une partie de la population est passée à des actions radicales au-delà de la prise de conscience. On peut y voir selon la vision que l’on porte, soit une nouvelle composante de la démocratie, légitime face à la violence d’une situation bloquée, soit une dérive inacceptable court-circuitant les canaux valides de notre constitution. La réalité sociale est plurielle et complexe, la gouvernance confrontée à de multiples enjeux intérieurs ou internationaux, l’expression parlementaire parasitée par des compétitions idéologiques. Aux yeux de certains la radicalisation est la seule issue. D’un autre côté, une multiplication des initiatives pour une économie plus sobre, plus solidaire et plus durable montre qu’un changement sociétal est en cours. Ces parcours-là s’inscrivent davantage dans un scénario espéré de modèle de croissance vertueuse, où le PIB ne serait plus le bon indicateur, car d’autres critères interviennent (stabilité, recyclage, durabilité, solidarité, échelle locale…). Également, des étudiants en fin de formation décident de bifurquer en dehors des « autoroutes professionnelles » pour aller vers des métiers plus conformes à leurs valeurs.

Une mobilisation insuffisante

Ces diverses évolutions ne concernent encore qu’une proportion modeste des français. Or l’urgence climatique et écologique nécessite une mobilisation de masse. Bien souvent, la méconnaissance des problèmes de fond ou la défense d’intérêts catégoriels freinent fortement les avancées sociales et politiques pour une véritable mutation – car c’est une profonde mutation dont la mise en œuvre est rendue inévitable devant le futur. Et celle-ci doit aller vite – plus fort et plus vite – comme le préconisent avec insistance les scientifiques spécialistes du climat ou de la biodiversité, relayés par les instances de l’ONU[1], faute de quoi les dégâts pour l’humanité dans son ensemble et pour chaque famille de cette terre se multiplieront. Et il n’y a pas de plan B ni de planète B, mais des limites planétaires qui s’imposeront en retour. L’exaspération des plus conscients (et souvent des plus jeunes) est une preuve de lucidité. La façon pénalisante et accusatrice dont ils sont traités peut être révélatrice d’un blocage social grave et d’une injustice majeure, alors que la réponse devrait être une écoute attentive et bienveillante, pour s’attaquer avec ambition aux composantes structurelles des problèmes environnementaux.

L’actualité souvent stressante ne doit pas être une raison de baisser les bras, mais au contraire un stimulant pour agir. Des dispositions législatives ou réglementaires existent déjà mais il faut changer de braquet.

D’éminentes personnalités religieuses ont à maintes reprises évoqué le défi environnemental ainsi que la nécessaire « conversion écologique », et particulièrement le pape François dans sa très complète lettre encyclique « LAUDATO SI » (LS) de 2015 complétée par l’Exhortation « LAUDATE DEUM » du 4 octobre 2023 :
« Le défi urgent de sauvegarder notre maison commune inclut la préoccupation d’unir toute la famille humaine dans la recherche d’un développement durable et intégral, car nous savons que les choses peuvent changer » (LS, 13).

Ce même document énonce des principes importants pour guider l’action :
« Il ne suffit pas de concilier, en un juste milieu, la protection de la nature et le profit financier, ou la préservation de l’environnement et le progrès. Sur ces questions, les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement. » (LS, 194).
« L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate » (LS, 190).
« Le drame de l’immédiateté politique, soutenue aussi par des populations consuméristes, conduit à la nécessité de produire de la croissance à court terme » (LS, 178).
« …l’obsession d’un style de vie consumériste ne pourra que provoquer violence et destruction réciproque, surtout quand seul un petit nombre peut se le permettre » (LS, 204).

Faut-il rappeler que la loi de la jungle, l’opportunisme des plus forts, l’appropriation exclusive des biens et le bénéfice des progrès techniques au profit des plus riches ne doivent jamais être le moteur des choix stratégiques ? Que la compétition n’est pas la meilleure réponse aux problèmes ?

Qu’en est-il de la capacité d’un pays comme le nôtre à conjuguer justice et mutation économique pour contribuer à éviter un futur d’événements extrêmes ? Devant les limites des seules incitations et de l’adhésion volontaire, les changements à venir dépendent tout autant voire davantage de textes réglementaires contraignants traduisant des orientations politiques fortes, accompagnés s’il le faut d’aides compensatoires. Si l’on s’en tient au seul critère du respect de l’accord de Paris de 2015, avec l’objectif mondial hautement souhaitable de ne pas dépasser de plus de 1,5 °C les températures pré-industrielles, le monde n’est absolument pas sur le bon chemin, comme l’ont déjà montré régulièrement le GIEC (6 rapports de synthèse depuis sa création), l’Agence Internationale de l’Energie et l’Organisation Météorologique Mondiale. Le Haut Conseil pour le Climat a régulièrement constaté l’insuffisance des dispositifs et des résultats pour la France. Notre pays pourrait suivre alors un scenario à +4°C, qui n’est plus écarté par les scientifiques et le Ministère de la Transition écologique, ce qui engendrerait d’énormes difficultés économiques, sociales et sanitaires. Les coûts humains et économiques d’une telle dérive dépasseraient largement les investissements d’ores et déjà nécessaires pour atténuer les effets du changement climatique.

Une nécessité : le courage politique

Les objectifs de réduction des émissions d’origine fossile et de respect de la nature ont été largement déjà préconisés, par l’ONU, le GIEC, la Plateforme Intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) et l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, le WWF, et pour la France la Convention Citoyenne pour le Climat, le Haut Conseil sur le Climat, diverses ONG et structures d’experts, et ce, avec une insistance croissante depuis plus de 45 ans : personne ne peut dire de bonne foi « on ne savait pas » ! Les décideurs n’ont aucune excuse en termes d’ignorance sur ce sujet.

La politique de l’autruche, le déni, le refuge dans son quant à soi, le rejet sur d’autres de la responsabilité ou de la priorité d’action, toutes attitudes si classiquement humaines, se produisent toujours et servent d’arguments parfois pour justifier des comportements et des discours à contre-courant de la conscience morale. Entre les nations, la démographie des uns ne peut justifier la surconsommation des autres. Au-delà des propos passionnés sur la croissance ou la décroissance[2], faut-il rappeler que les êtres humains doivent être solidaires dans la conduite de l’économie et l’exploitation des ressources, faute de quoi le scénario le plus probable est celui des plus grandes souffrances ?

La nécessaire réorientation radicale de notre économie passe évidemment par un changement de mode de vie, et ce changement doit être accessible à tous. Comme l’énonçait déjà le philosophe Hans Jonas dans « Le principe responsabilité », une éthique pleinement humaine contient nécessairement le devoir de respecter et gérer la biosphère comme un bien commun et de laisser un environnement viable aux générations futures. Être humainement solidaire, seule position valable, est une expression de la fraternité, devise de la République française. Or certaines des mesures actuellement prises peinent à concerner largement la population parce qu’elles exigeraient des aides plus massives pour les ménages les moins aisés. Dans les budgets successifs de notre pays, la proportion des moyens ou des facilités alloués à ces enjeux jusqu’à présent est clairement insuffisante. Cette solidarité devra s’exercer à l’intérieur mais aussi à l’international, lorsqu’il s’agit de permettre à d’autres peuples d’accéder aux avancées techniques et aux dispositifs nécessaires face aux dérèglements planétaires. Historiquement contributive depuis longtemps des émissions de gaz à effet de serre, la France est (encore) un pays riche, elle porte ainsi une double responsabilité dans l’aide aux pays émergents pour le changement climatique et l’environnement. Avec seulement moins de 5 milliards d’euros, soit seulement 0,15% du revenu national brut, la part consacrée à cette aide par la France est très insuffisante.

La responsabilité partagée

Tandis que la crise s’amplifie, avec ses effets collatéraux, chacun, à son niveau, individuellement et collectivement, entreprises, syndicats, organisations professionnelles, particuliers, collectivités, parlement, gouvernement, est invité à surmonter toute tentation égoïste, corporatiste, ou tout défaitisme paralysant. Il existe de multiples manières de contribuer à la mutation ; mieux vaut s’y engager très vite que de se trouver demain contraint par des mesures plus douloureuses.

Dans une large mesure, voilà un engagement toujours innovant et stimulant que d’exercer notre responsabilité de choix dans les élections, dans les mandats électifs, le soutien aux mouvements et associations, dans la sobriété de consommation, dans le management, l’entraide, dans le renoncement parfois : nous posons-nous par exemple la question du superflu dans notre mode de vie ? Combien de changements de smartphones inutiles ? Combien de déplacements en trop ? Combien de zones commerciales ou résidentielles en excès ? La « conversion écologique » n’est qu’une expression concentrée de cette aventure nouvelle, celle d’une créativité dont chacun peut se saisir au niveau de vie et d’influence où il se trouve. En d’autres termes, il s’agit de choisir d’être à la hauteur de la vocation humaine, de vivre pour être et non pour posséder, et non pour dominer, permettre à d’autres de vivre, et non survivre dans une ambiance de non-sens et de non-droit. « Le développement de ces comportements nous redonne le sentiment de notre propre dignité, il nous porte à une plus grande profondeur de vie, il nous permet de faire l’expérience du fait qu’il vaut la peine de passer en ce monde » (LS, 212). Si les croyants, en particulier les chrétiens, puisent dans leur foi la conviction que « chaque créature reflète quelque chose de Dieu et a un message à nous enseigner » (LS, 221), et que « une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale… pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (LS, 49), l’orientation éthique qui en découle n’est en rien réservée aux pratiquants d’une religion, ni à quelque élite « conscientisée », ni à tel parti politique, ni aux membres d’ONG… Dans notre quotidien, elle nous concerne tous. Seule une mobilisation généralisée peut nous sortir de l’impasse.

Encore faut-il que les responsables d’entreprises ou d’administrations, que les élus ou les techniciens, et les « simples citoyens » aussi, s’engagent dans cette direction avec courage et détermination, et que de leur côté les acteurs financiers acceptent de rebattre les cartes, en réorientant les priorités, quitte à renoncer à des profits. Les crispations d’actionnaires sur les rendements financiers sont incompatibles avec l’éthique de la responsabilité. De toute manière, la boulimie de production, d’extraction énergétique et de gains financiers est condamnée à terme. Le « toujours plus », c’est fini. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, c’est quitte ou double.

Dans les décennies à venir, nous n’éviterons plus une partie des impacts négatifs de l’Anthropocène. Pour les limiter, chacun est convoqué. Sinon, le comportement global de l’humanité, aujourd’hui suicidaire, va entraîner irréductiblement une chute généralisée du bien-être et de la paix sociale. Nous n’avons plus le choix.

Michel Danais, écologue, membre du groupe local CUT Bretagne


[1]Bilan mondial de l’action climatique, sept. 2023

[2]Mais un travail scientifique récent tend à montrer l’impossibilité de la croissance « verte » (Vogel & Hickel, Lancet Planet Health, 2023).